[Amadrios] Lapin compris

"Un livre...pour pouvoir vous occuper...d'un lapin?"

La vieille bibliothécaire, incrédule, abaissa ses lunettes sur son nez pour fixer le chevalier de la mort droit dans les yeux. Certes, elle avait déjà vu des worgens intéressés par la danse classique, des chamans férus d'origamis ou encore des chasseurs de démons passionnés par le macramé... Mais cette fois-ci, elle prit le temps de considérer un peu mieux l'homme à la peau d'ébène qui lui faisait face.

"C'est pour ma famille des Carmines. Un cadeau." poursuivit Amadrios sur un ton glacial. Qu'y avait-il de si compliqué à honorer le prêt d'un livre?

L'humaine acquiesça dans un léger sourire et disparut sans un bruit entre les rayonnages. Visiblement, elle aimait son métier. Celle-ci était simplement persuadée qu'elle avait vu plus de bizarreries entre ces quatre murs qu'elle n'en aurait jamais vu en parcourant les quatre coins du monde, et ce guerrier à l'armure fracassée, anciennement à la botte du terrible Roi-Liche, venait la rassurer dans son jugement.

"C'est le plus complet que je connaisse" fit finalement la bibliothécaire en tendant un livre impeccable à Amadrios.

Ce dernier se chargea de répondre aux dernières formalités administratives pour se rendre ensuite au mess du Talion. Les soeurs Lerameau l'accueillirent là-bas avec un sourire authentique, sans laisser transpirer la moindre once de gêne qu'elles ressentaient pourtant chaque fois qu'elles le croisaient. Le lieutenant répondit à leur sourire par un simple salut de la tête avant de s'engouffrer dans la salle des officiers.

"Bonjour Archet..." s'exclama Amadrios aussi doucement que froidement dans la salle.

Dans celle-ci roupillait tranquillement un lapin blanc comme neige, paisiblement installé dans le fond molletonné d'un étui à violon. Le mercenaire se contenta de s'asseoir près de lui pour commencer à feuilleter son acquisition avant de s'arrêter sur une double page magnifiquement illustrée et écrite avec soin.

Lapin à la Souffletière (Difficulté moyenne, recette économique)

Pour 4 personnes

Un lapin entier
1 Carotte
1 Oignon
1 Poireau
Un bouquet de Feuillargent
1 litre d'eau
1 cuillère à soupe de farine
...

Amadrios interrompit sa lecture pour poser son regard vide sur le lapin qui venait de se réveiller. Il commença à douter de la façon de s'occuper d'Archet mais Pri avait été formelle dans sa lettre.

[...] Je sais que tu en prendras grand soin. [...]

Pour le mercenaire, cuisiner un être vivant n'était pas encore la meilleure façon d'honorer son existence. Il manquait encore de sensibilité et de subtilité pour cela, mais il se disait qu'un jour, il pourrait acquérir cette finesse de raisonnement. A son tour, il pourrait faire comme ces fermiers qui passaient leur quotidien avec les animaux qu'ils ont vu naître, grandir et jouer avec eux pour ensuite les honorer en les abattant et en les cuisinant. Ainsi, il deviendrait un peu plus humain. Mais Amadrios manquait encore de maturité pour cela.

Le lieutenant finit par saisir doucement le lapin entre ses gants de plaque massacrés par la bataille. Dans une infinie prudence, il le leva à bout de bras devant ses yeux, comme une bombe prête à exploser. Archet quant à lui se contenta de se frotter le museau avec sa patte à plusieurs reprises, visiblement peu réveillé. Dans cet échange de regards vitreux, Amadrios se souvint de son premier éveil, à la Mortebourbe. Puis il se souvint surtout du temple de Boha'mu.

Là-bas, le golem commença à apprécier les distances, les formes, les volumes, les couleurs. Une dizaine de cadavres de draeneïs jonchaient le sol dans une horreur inconcevable, les tripes dispersées. Le sang coulait goutte à goutte des armures et s'imprégnait dans les robes. Les bibliothèques fracassées avaient vomi leurs livres dans toute la pièce dans un dernier soupir. Le colosse noir pouvait jauger le poids du morceau de ferraille tranchant qu'il tenait en main droite, sanguinolent, beaucoup trop lourd et grossier pour qu'un orc puisse l'accepter comme arme à deux mains.

Il finit par poser son regard sur son torse nu, comme le reste, pour y voir un livre collé. Un enfant humain désormais décapité s'était effondré sur le colosse avec son livre ouvert. Le golem lâcha sa lame et repoussa la carcasse de l'enfant en appuyant doucement dessus avec son index, pour la voir s'effondrer lourdement sur un meuble ébréché. Il décolla ensuite minutieusement le livre imprégné de sang de son torse et l'inspecta sous toutes ses coutures. Son regard finit par s'arrêter sur la couverture.

L'alphabet avec petit lapin.

Des informations nouvelles surgissaient de nulle part. Il percevait, non, il comprenait ce qui était écrit sur ce livre. Cela n'avait pas de sens. Rien dans la nature ne portait de pareilles choses, rien n'affichait ouvertement des informations. Le colosse feuilleta une première page blanche et l'arracha par maladresse. Il les tourna alors plus doucement, s'arrêtant enfin sur une page colorée. Il n'y comprit rien mais revit le lapin de la couverture avec un curieux objet. En touchant les symboles inconnus sur le livre, ceux-ci s'illuminèrent avec une partie de son avant-bras avant de disparaître.

J - Jouet

Le golem venait d'assimiler de nouvelles informations. Il continua ce manège sur plusieurs pages, et une fois le livre fini, il s'intéressa finalement à l'objet qu'il tenait depuis ce temps en main gauche. Une "pipe" comme tenait le "papa". En ajustant sa vision, il distingua un ensemble de lettres sur l'objet.

ama Drios

Le lieutenant délaissa ses souvenirs lorsqu'il vit Archet se débattre entre ses doigts. Il reposa alors le lapin avec une infinie douceur sur ses cuisses et ôta un de ses gants de plaque pour le caresser, d'un geste mécanique et lent. Les lapins adoraient les caresses selon Pri.

Pour une raison qu'il ne s'expliquait toujours pas, Amadrios avait toujours considéré le lapin comme un symbole de sagesse depuis l'éveil de Boha'mu, et en recevoir un de la part d'une sœur de bataille était le signe qu'il avait pris la bonne décision en rejoignant le Talion. Ce constat ne reposait sur aucune logique, séquentielle ou holistique, non. Peut-être que les sentiments du golem étaient capables d'autre chose que la peur, la méfiance ou l'abandon finalement. Amadrios continua de caresser mécaniquement le lapin. Il n'était pas encore prêt pour le cuisiner.